Par HeleneCaroline Fournier

Certains utilisent le mot de Cambronne pour qualifier l’art contemporain. Quelques cyniques n’hésitent pas à condamner carrément ce qui se fait aujourd’hui et évoquent Marcel Duchamp et son urinoir qui, au début du XXe siècle a ouvert les portes à une boîte de Pandore qui continue à se déverser. Cette manne « du tout et du n’importe quoi » a fait sursauter le public de surprise, d’indignation et, parfois, de dégoût. Parmi les actions spectaculaires du même ordre, on note la merda d’artista réalisée par Piero Manzoni en 1961, soigneusement consignée dans des boîtes de conserve (de 30g chacune) made in Italy et vendues au même prix que 30g d’or. Puis, dans le même registre, la vidéaste suisse Pipilotti Rist qui a placé une caméra sous une cuvette transparente (dont toutes les opérations s’y déroulant étaient retransmises sur écran). L’obsession « pipi-caca » ne s’arrête pas là. Gerard Gasiorowski a développé, quant à lui, une démarche particulièrement singulière qui consiste à mélanger sa matière fécale à des plantes aromatiques, obtenant ainsi un produit qui lui a permis de réaliser des compositions à la manière de Cézanne (Les Tourtes, 1977). Le jus des Tourtes est ensuite recueilli avec les doigts et utilisé par l’artiste pour peindre son univers quotidien, ce qui a donné la série des « Jus ». Restons dans l’art de dégoûter avec Cloaca, une machine étonnante, conçue de façon ingénieuse à reproduire artificiellement et mécaniquement le système digestif humain. Le produit final arrive délicatement sous cloche. Plusieurs grands chefs de la gastronomie française se sont prêtés au jeu : ils ont accepté de composer des mets spéciaux pour la machine. Notons au passage que le produit final de ce tube digestif artificiel et mécanique est vendu ! (Avis aux intéressés). Il est impossible de dresser la liste exhaustive de toutes les actions diverses, performances et exhibitions parfois peu ragoûtantes, accomplies au nom de l’art et qui, aujourd’hui encore, prétendent à une reconnaissance artistique… et qui l’obtiennent ! Dire qu’il s’agit là de cas limites n’a guère de sens. Le terme même de « limite » est inapproprié dans la mesure où toute frontière constitue un appel à la transgression. Les exemples cités ici sont désormais officiellement inclus dans l’histoire de l’art des époques modernes et contemporaines. Michel Journiac (Messe pour un corps en 1969) présente une hostie découpée dans un boudin fabriqué avec son propre sang. On peut s’imaginer que les communiants n’étaient pas informés de la composition de l’hostie… Pierre Pinoncelli, celui qui a ébréché la fameuse cuvette de Duchamp à coups de marteau afin de renvoyer l’oeuvre d’art au simple rang d’oeuvre du quotidien (qui a d’ailleurs été condamné à une forte amende par le tribunal) s’est également (et publiquement) sectionné une phalange d’un doigt à coup de hache pour protester contre la séquestration d’Ingrid Bétancourt par les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie. Cet homme a toujours trouvé le moyen de faire parler de lui en tant qu’artiste ! Il est maintenant aussi connu que Marcel Duchamp. Philippe Meste, en 1966, a répandu ses fluides corporels intimes sur des photos de top models. En 2003, une galerie parisienne qui a une excellente réputation dans le milieu artistique a exposé des oeuvres de Meste parmi lesquelles des miroirs tachés de sperme qui renvoyaient l’image de visiteurs qui ne savaient pas s’ils devaient s’extasier ou se révulser. Ces images, dégradantes et avilissantes, qui prennent le public au dépourvu, trop souvent à son insu, ne contribuent pas à aider à la compréhension des codes de l’art contemporain.

Günther Von Hagens et sa collection de plastinats écorchés de cadavres humains exhibant avec finesse et précision le squelette, les viscères, les muscles (et même un foetus dans le corps de sa mère enceinte de 8 mois), etc. est un exemple d’exposition ayant fait le tour du monde. D’ailleurs le nombre des futurs candidats à la plastination, généreux donateurs de leur corps à la science (mais surtout à l’artiste), augmente de jour en jour. Gustav Courbet, l’apôtre du laid, est exposé au Musée d’Orsay depuis 1995. Il est aujourd’hui encore considéré par certains comme provoquant. Le tableau le plus osé (voire scandaleux) pour le public (en tant que peinture, art majeur dans la conception traditionnelle des beaux-arts) était présentée, avec la cuvette de Duchamp, à l’inauguration en 1977 du Centre Georges Pompidou à Paris. « L’Origine du Monde » brise le pacte qui faisait que jusqu’alors, entre l’artiste et le public, il y avait des critères esthétiques indissociables des règles sociales, morales et religieuses. « L’art de l’époque » s’est écroulé, si on peut dire, avec l’affront de Courbet. Il ne s’agit plus seulement de transgresser les règles, ni de violer un quelconque tabou, mais de se situer délibérément au-delà de l’idée même de représentation. L’action de l’artiste est d’autant plus radicale qu’elle est sans intention particulière, sinon celle de se débarrasser de ses propres pensées et de l’apparence de l’oeuvre d’art. Le ready-made, pur et simple, est tel le caprice d’un artiste qui veut en finir avec l’envie de créer des oeuvres d’art faits dans l’indifférence. Le public a de bonnes raisons de s’interroger sur les règles et les normes artistiques qui déterminent les critères d’évaluation et de remettre en cause les conventions qui régissent ce type de manifestation. Pourquoi telle « chose » est une oeuvre d’art et telle autre ne l’est pas !? Courbet a poussé le degré de transgression au niveau où la transgression elle-même n’a plus de signification. Plutôt qu’indécentes ou inconvenantes, elles apparaissent étymologiquement obscènes pour ceux qui persistent à évaluer et à juger certaines formes de l’art actuel, et notamment les plus extrêmes, voire les plus extrémistes. Or, à travers ses excès et ses provocations, l’art, jusque dans les sous-catégories trash, underground, raw n’est pas un reflet de la réalité, même s’il lui arrive de livrer une image à la fois complaisante et caricaturale d’un réel dont il semble se rendre complice. L’indignation exprimée de façon véhémente concerne le fonctionnement du milieu de l’art qui ne laisse pas le public insensible. Toutes ces oeuvres « extrêmes » pour ne pas dire extrémistes sont répertoriées officiellement parmi les chefs d’oeuvres de l’art moderne et contemporain et continuent d’attirer des millions de visiteurs fascinés, révulsés ou tout simplement curieux.

Lire l’article de la revue L’ArtZoomeur (Dossier: Le marché international de l’art contemporain) en pdf