Par HeleneCaroline Fournier
Les médias ont détrôné les journaux spécialisés, donnant une visibilité plus forte aux soubresauts du marché de l’art plutôt qu’aux réalisations artistiques actuelles ou à la condition de vie des artistes. En même temps, cela a permis aux artistes de réagir en s’associant à des entités telles que : associations d’artistes, sociétés artistiques, collectifs d’artistes, unions d’artistes, institutions culturelles (comme la Maison des Artiste en France), etc., dans le but d’obtenir une maîtrise des moyens de réussite d’une part et, d’autre part, d’acquérir d’une solide formation, soit en passant par l’École des Beaux-Arts (en France) ou par la formation universitaire en arts plastiques ou en arts graphiques (au Québec) pour obtenir une « formation-reconnaissance ». Tout le monde sait que le marché de l’art agit en étroite interaction avec les institutions culturelles, mais sait-on à quel point ? Les institutions culturelles vouées à la diffusion de l’art, saisies de la fièvre de l’immédiateté, influencent le cours du marché autant qu’elles sont influencées par lui. Fondée sur une augmentation massive des soutiens à la création et à la promotion de l’art contemporain, la politique culturelle publique agit sur le commerce des oeuvres, sur la formation des réputations des artistes et sur la carrière professionnelle d’un artiste. A un autre niveau, l’internationalisation croissante du monde de l’art modifie les règles de la compétition et de la consécration artistiques. La valeur artistique d’une oeuvre est essentiellement dictée par les acteurs des marchés et du monde de l’art : les critiques, les conservateurs de musée, les grands marchands d’art, les commissaires-priseurs, les experts en arts, les grands collectionneurs et investisseurs et les agents d’artistes (ce qui exclut les artistes eux-mêmes). La réussite d’un artiste se mesure, quant à elle, à la visibilité sociale et à sa réputation qu’entretient son cheminement, c’est-à-dire : les étapes de carrière, la formation, les expositions importantes, etc. L’artiste international, lui, serait plutôt considéré comme l’incarnation du créateur le plus directement bénéficiaire de l’aura de contemporanéité. Juridiquement parlant, au Québec, avec la Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs (L.R.Q., c. S-32.01), le statut d’artiste professionnel exige que :
1- Il se déclare artiste professionnel;
2- Il crée des oeuvres pour son propre compte;
3- Ses oeuvres sont exposées, produites, publiées, représentées en public ou mises en marché par un diffuseur;
4- Il a reçu de ses pairs des témoignages de reconnaissance comme professionnel, par une mention d’honneur, une récompense, un prix, une bourse, une nomination à un jury, la sélection à un salon ou tout autre moyen de même nature.
Et que, grosso modo, l’artiste qui est membre à titre professionnel d’une association reconnue est présumé artiste professionnel. Un peintre qui peint pour son bon plaisir, le dimanche après-midi, est donc considéré « artiste professionnel » au même titre que celui qui en a fait son métier et qui en tire la majeure partie de ses revenus, pour peu qu’il ait exposé dans au moins un festival local et qu’il soit membre d’une association artistique quelconque ; voilà qui aide à comprendre pourquoi le Québec n’est pas représenté au niveau international. Quand on parle de « marché de l’art » et plus particulièrement du marché international, on exclut tout naturellement les tableaux faits à la douzaine, en série, représentant la plupart du temps des images d’Épinal du monde (marines bretonnes, vergers normands, maisons et paysages québécois, chasse à courre, couchers de soleil sur Venise ou à Montmartre, bouquets de fleurs, visages d’enfants, scènes animalières, agencement fruitier, etc.). Le commerce de tels tableaux reste de l’ordre des magasins d’encadrement ou de décoration, des grands magasins et des marchés, des hôtels et des lieux touristiques. Ils en sont réduits à des bibelots ou des souvenirs de voyage qui seraient plus dignes, par exemple, qu’une carte postale. Ces oeuvres ne font pas partie du « circuit » du marché de l’art contemporain (sauf au Québec où ces mêmes oeuvres se retrouvent dans les commerces de tableaux qu’on appelle généralement « galeries d’art »). Tout d’abord, donnons une définition au mot « contemporain ». Pour certains historiens de l’art, l’époque de l’art moderne concerne la peinture et la sculpture postérieurs à l’Impressionnisme et antérieurs à 1945. Pour d’autres, elle se termine en 1960. Les années 60 ayant marqué une rupture radicale dans l’histoire récente de l’art et coïncidant avec l’internationalisation du champ artistique. Sur la périodisation de l’art dit « moderne », les historiens sont plutôt d’accord entre eux. Par contre, pour ce qui est de l’art contemporain, les spécialistes ne peuvent statuer aussi facilement. Pour certains, le terme « contemporain » est une étiquette dont l’obtention est un enjeu dans la compétition artistique internationale, enjeu des plus ambigus. Pour d’autres, c’est tout simplement ce qui se fait depuis 1960 (et c’est la définition qu’en font les conservateurs de musée). Pour d’autres encore, il s’agit d’une période s’étalant sur les trente dernières années. Il serait pourtant logique d’apporter une précision : dans le dictionnaire le mot contemporain désigne « ce qui est d’aujourd’hui, de notre époque ». A partir de cette simple définition du dictionnaire, on pourrait donc dire que l’art contemporain est l’art d’aujourd’hui (de notre époque, de notre temps), et c’est aussi l’art qui se fait du vivant de l’artiste (peu importe son style et peu importe ce qu’il fait). D’ailleurs, la législation douanière s’appuie sur une définition chronologique de l’art contemporain conjuguée non pas avec une catégorie particulière de l’art, mais avec la durée de vie des artistes. A bien des égards donc, le contemporain est synonyme de ce qui se pratique du vivant du créateur. Pour plus de compréhension sur ce qui va suivre, définissons le marché des « oeuvres classées ». Le commerce des pièces importantes de l’art ancien ou moderne est un marché étroit, mais à caractère international. La valorisation des oeuvres et des artistes contemporains repose naturellement et logiquement sur l’articulation entre le réseau international des galeries et le réseau international des institutions culturelles. Qu’elles soient anciennes, modernes ou contemporaines, les oeuvres sont toutes considérées comme des « marchandises » extrêmement diversifiées, avec des valeurs allant jusqu’à la centaine de millions de dollars. Dans les enchères publiques, on retrouve, la plupart du temps, des oeuvres antérieures à l’Impressionnisme, des oeuvres impressionnistes et des oeuvres modernes. Ces trois dernières catégories faisant office de valeur sûre par rapport à l’art contemporain qui est considéré comme une valeur « incertaine ». La rareté y est, évidemment, pour quelque chose. Ces artistes (tous décédés forcément) ne feront plus de tableaux ; leur production est donc « arrêtée ». On connaît le nombre de leurs pièces, on peut donc établir le nombre d’oeuvres disponibles sur le marché… tandis que les artistes contemporains, bien vivants, eux, n’ont pas cet effet de rareté puisque leur production n’est pas encore « arrêtée ». L’autre indice de valeur est l’effet d’originalité. Une oeuvre est irremplaçable ; on ne peut la multiplier, on ne peut la diviser – elle est unique ! Le marché des chefs-d’oeuvre classés, anciens ou modernes, n’est pas seulement celui de la rareté et de l’originalité. Il y a aussi l’élément qu’on appelle communément le jugement de l’histoire. Le marché de l’art non contemporain, au niveau le plus élevé, est un marché très étroit, construit sur des réseaux d’information extrêmement précis et dont l’unité de mesure est le million de dollars. Les principaux acheteurs sont : des personnes privées, des marchands achetant pour eux-mêmes ou pour des collectionneurs, des entreprises, des musées et des fondations (en tant qu’institutions culturelles). Ils sont suffisamment armés financièrement pour acquérir les oeuvres les plus rares des artistes les plus recherchés. Rajoutons une quatrième donnée pour établir une valeur à une oeuvre classée : son état de conservation. Les oeuvres d’art ne sont pas physiquement impérissables ! En cela, les musées ont su y faire en retirant certaines pièces de la circulation, en les conservant, les restaurant et en les mettant à la disposition du public dans des expositions muséales. Cela a eu un effet direct sur le marché : la diminution du nombre d’oeuvres classées disponibles sur le marché des acquisitions a produit un effet de rareté qui a fait éclater les prix, allant jusqu’à des sommets extrêmes. Les musées ayant compris ce jeu de l’offre et de la demande, mais surtout le jeu de la rareté des oeuvres bien conservées, se sont permis de remettre sur le marché certaines pièces très rares dans le but d’en acquérir d’autres. Le marché muséal américain fonctionne ainsi et les Européens se sont mis au diapason ou sont en train de s’y mettre, eux aussi, gérant leur musée comme une vulgaire entreprise capitaliste. La notion de « marchandises » n’a jamais si bien désigné les ventes, reventes et acquisitions des oeuvres d’art. Ils ont transformé l’intérêt culturel et intellectuel en un intérêt financier et marchand… qui doit être le plus rentable possible, évidemment ! Il va de soi que le marché de l’art contemporain ne suive pas la courbe du marché des oeuvres classées. Malgré le devoir de réserve des musées, par leurs acquisitions, par la présentation des oeuvres et les expositions, les responsables des musées confèrent une visibilité sociale élargie aux nouveaux intérêts intellectuels et aux nouveaux intérêts marchands. Ils orientent le goût des visiteurs des expositions et des acheteurs potentiels. Dans l’art contemporain, les nouvelles présentations en musée sont souvent liées à de nouvelles recherches. Les musées valorisent l’entreposage et contribuent, avec moins d’éclat sans doute, mais plus durablement que les grandes expositions, à orienter le goût (donc la tendance). La spéculation, c’est-à-dire la capacité d’anticipation, d’intervention dans un laps de temps relativement court, par une action concertée, à faire un choix précis sur des objets ou sur des artistes, peut contribuer
à s’assurer une réserve d’oeuvres contemporaines en prévision d’une popularité éventuelle d’un genre ou d’un artiste donné… tout en manipulant stratégiquement les tendances d’un marché (à venir). La Bourse, comme tout le monde le sait, constitue un marché où l’offre et la demande se rencontrent et s’ajustent pour aboutir à un prix représentatif de l’état du marché. Une telle définition implique que sur un marché donné, pour une marchandise donnée, à un moment donné, il n’existe qu’un seul prix. Autrement dit : toutes les unités de la marchandise sont interchangeables. Dans le marché boursier, le cours est déterminé par l’affrontement de multiples vendeurs et de multiples acheteurs, dans des conditions de concurrence presque parfaite. Dans le marché de l’art, il y a un seul vendeur. Mandataire ou propriétaire, le vendeur se retrouve dans une situation de monopole. Insistant sur la différence entre le marché de l’art et la Bourse des valeurs, certains économistes ont fait l’hypothèse que, même sans manipulations stratégiques par les agents du marché de l’art, l’indivisibilité des oeuvres et le principe de vente au plus offrant conduirait à un prix supérieur à ce que serait le prix d’équilibre… Indépendamment des caractéristiques propres du tableau (la réputation de l’artiste, la place qu’occupe le tableau dans l’ensemble de la production entière, les dimensions, le sujet, l’état de conservation, etc.) le prix d’adjudication est sensible à certaines autres conditions qui peuvent influencer sur la « valeur marchande » d’une oeuvre: 1- la place où l’oeuvre est mise en vente publique 2- la firme qui exécute la mise en vente 3- les taxes 4- la législation en vigueur sur la protection du patrimoine 5- la stratégie du vendeur concernant le prix de réserve 6- la personnalité de celui qui tient le marteau 7- la présence ou l’absence des grands acheteurs ou de leurs représentants 8- la nature de la compétition qui va s’instaurer entre les acquéreurs potentiels, etc. En comparaison entre un placement boursier et un placement en oeuvres d’art, les économistes ont démontré que les placements artistiques sont des placements assez ordinaires ou même médiocres sur le long terme. Le rendement nominal pour les investissements de peinture est de 10,5 % sur une base annuelle, alors que le taux de rendement nominal, sur une même période, des actifs financiers est de 14,3 %. Est-ce que l’idée d’investissement dans une oeuvre d’art serait fausse ? Pas forcément. Investir dans une oeuvre d’art représente toutefois certains risques. Tout d’abord, le tableau peut être volé, il peut être détruit, il peut s’agir d’un faux et peut être mal attribué. Par exemple, si vous achetez un Rembrandt à quelques millions de dollars et que vous vous apercevez, quelques années plus tard, qu’il s’agissait d’une oeuvre d’un élève de Rembrandt et non du maître lui-même, votre acquisition vient de diminuer de valeur assurément… Comme le marché de l’art contemporain, le marché des oeuvres classées est un marché, au sens économique du terme, où s’élaborent les prix, qui se situent en étroite interaction avec un champ culturel, où se définissent et se révisent les appréciations esthétiques. La complexité de la relation qui s’instaure entre les deux favorise les manipulations stratégiques des acteurs culturels comme celles des agents de marché. Un acheteur d’oeuvres d’art qui achèterait uniquement dans un but d’investissement pourrait perdre au change sur le long terme. En art contemporain, au niveau international toujours, la cote d’un artiste est appelée à augmenter d’année en année. Nul ne peut prédire, par contre – car les analyses ne se font que rétrospectivement et ne peuvent pas être anticipées, si tel ou tel artiste montant (de son vivant) sortira assez du lot pour devenir une référence, tels que : Picasso, Salvador Dali, Joan Miró, René Magritte, etc. quelques années plus tard. A court terme, miser sur un artiste montant peut être profitable (à cause de l’augmentation de la cote), mais dans cent ans !? Est-ce qu’on parlera toujours de cet artiste ? N’aura-t-il pas disparu tout simplement?
Les tableaux faits à la douzaine ; cette production picturale, appauvrie, bon marché et consommée en grande quantité. Peut-on appeler cela de l’art ? La relativisation du jugement esthétique qui a assuré la promotion des « naïvetés » et des « singularités » en tout genre n’a pas entrouvert les voies du salut culturel à ces catégories très modestes de production qui ne bénéficient d’aucun effet de rareté et n’ont pas donné lieu aux subtilités valorisantes d’une lecture au deuxième degré. Dans cet univers infra artistique, la ressemblance des produits (paysages localisés ou non) l’emporte sur la différence. Les images stéréotypées du monde entier y sont représentées. La représentation varie dans un réalisme aux traits stylistiques parfois empruntés à la peinture impressionniste ou expressionniste. Le commerce de ces tableaux qui envahissent les magasins d’encadrement n’aide en rien l’artiste local ou régional à vivre de son art. Dans une certaine mesure, on peut dire que ces commerces tuent l’art. Il existe deux circuits de production et de distribution, fonctionnant chacun côte à côte dans une relative harmonie. Tout d’abord, les magasins d’ameublement et les boutiques d’encadrement, d’objets d’artisanat et de décoration proposent des tableaux d’ateliers asiatiques, mexicains, californiens et même canadiens. Ces objets de décoration peints sont importés par des grossistes et les tableaux sont fabriqués dans des ateliers canadiens. Au Canada, on peut trouver dix artistes salariés produisant jusqu’à 3000 tableaux par an. L’atelier fournit à ses clients un catalogue de modèles à partir duquel les artistes de l’atelier réalisent des tableaux d’après des photos, peints sur toile à l’acrylique, exécutés à la main. Les thèmes sont québécois, bien sûr. Plusieurs exemplaires d’un même sujet sont vendus comme des originaux à des prix d’originaux ! Cet usage, juridiquement contestable (et qui a, d’ailleurs, été contesté) sur la notion d’originalité semble aujourd’hui la forme la plus réduite d’une oeuvre ayant une valeur artistique. En 1970-1975, des chaînes de galeries d’art se sont installées dans les centres commerciaux des banlieues (nouvellement urbanisées et habitées par la classe moyenne). Elles constituent le deuxième circuit de commercialisation de l’art décoratif. Pour différencier les peintres les uns des autres, le propriétaire de galerie organise des expositions individuelles et des vernissages, dont les invités sont, pour la plupart, des clients ayant déjà acheté des tableaux dans l’une ou l’autre des galeries de la chaîne. La différenciation introduite par les lieux de vente, l’individualisation des peintres, le rituel des expositions contribuent à hiérarchiser les deux acteurs du circuit de production et de distribution des objets de décoration qu’on appelle, à tort, bien sûr, « oeuvre d’art contemporaine ». Il existe même un terme dans le milieu de l’art pour qualifier ce secteur d’activités commerciales : le marché des « chromos », c’est-à-dire des tableaux illégitimes du point de vue de la culture savante et aisément substituables les uns des autres. Bien qu’il y ait une bonne volonté culturelle orientée vers une idée de l’oeuvre originale et unique et une idée du peintre comme homme de métier, artiste indépendant et inspiré, il n’en reste pas moins que ce type de peinture en série, du même sujet (parfois peintes en même temps), a quand même su répondre aux attentes de l’art du pauvre. La phalange avancée et minoritaire des militants de l’art contemporain exclut sans discrimination de l’univers artistique, du musée et des achats publics, les faiseurs de tableaux en série et les peintres dont le renom n’est pas homologué par le monde de l’art international.