Par HeleneCaroline Fournier
On assiste à des changements dans le marché de l’art depuis les années 60, certes, mais les professions reliées au domaine des arts ont évolué avec lui. Entre 1945 et 1960, le marché de l’art contemporain a été caractérisé par l’internationalisation de la demande se portant sur les artistes américains et européens. Dans le marché actuel, le fait majeur est l’internationalisation de l’offre artistique présentée par les galeries et destinée aux institutions artistiques et culturelles. Les changements intervenus au cours des 50 dernières années ont influencé les comportements des acteurs (commissaires-priseurs, marchands, critiques, conservateurs, agents, experts, etc.), leurs interactions et leurs effets sur le marché et envers les transactions du marché. Deux types de transactions se distinguent : les ventes directes des artistes et les ventes en galeries d’une part, les ventes aux enchères d’autre part. Ces mécanismes interdépendants n’en sont pas moins complètement différents.
Les commissaires-priseurs
Les commissaires-priseurs, par exemple, font partie de ceux dont la profession s’est métamorphosée : offres publiques de service, rabattage des oeuvres à vendre, publicité, avances de sommes pour les ventes, etc. toutes ces activités commerciales sont couramment pratiquées et implicitement admises. Des deux fonctions du commissaire-priseur, la plus ancienne, la fonction d’auxiliaire de justice, a cédé le pas, dans les faits, à la fonction d’entrepreneur commercial et d’organisateur de ventes publiques. L’intermédiaire passif, arbitre de transaction, s’est donc transformé en un intermédiaire dynamique dont la logique de l’activité professionnelle est passée du désintérêt à l’intérêt commercial. La modernisation de la profession, revendiquée par une minorité influente s’est imposée avec le soutien de la corporation professionnelle. Les réticences à cette évolution s’accompagnent généralement de prises de position éthiques qui ne sont pas toujours dissociables de la défense d’intérêts corporatifs. Les affrontements continueront entre les commissaires-priseurs de la vieille école des commissaires-priseurs modernes. Ce sont évidemment ces derniers qui ont pris en charge, dans le secteur des ventes publiques, la valorisation de l’art contemporain. Les commissaires-priseurs modernes saisis par l’esprit d’entreprise ont vu s’élargir la gamme des rôles qu’ils pouvaient tenir dans un contexte de hausse généralisée du marché. A la faveur de la prospérité du marché et d’un engouement à l’égard d’un courant ou d’un mouvement particulier, le commissaire-priseur d’aujourd’hui s’est substitué au marchand d’art dans la prospection des oeuvres. Le commissaire-priseur peut dès lors créer un événement en s’alliant avec d’autres acteurs du marché. Le commissaire-priseur n’intervient pas pour découvrir un nouvel artiste, mais pour valider financièrement la réputation d’un artiste. A ce stade d’intervention dans une carrière d’un artiste, le commissaire-priseur plaide la complémentarité de la vente publique et du marché de l’art contemporain. Il s’appuie sur le travail de détection et de promotion opéré par les galeries et les institutions artistiques et culturelles et prétend afficher le prix, c’est-à-dire la cote, en tant que justificatif à la réussite d’un artiste. La vente aux enchères se situe à l’intérieur d’un réseau complexe de mécanismes qui contribuent à la valorisation des oeuvres et le commissaire-priseur en est le maître d’oeuvre.
Les marchands d’art
La profession du marchand d’art a également changé depuis les années 80. On a assisté à une croissance du nombre de galeries, diffusant l’art actuel. Les galeries spécialisées dans l’art actuel et négociant les oeuvres des artistes vivants ne constituent qu’une fraction des galeries cotisant à La Maison des Artistes en France (et elles ne sont pas toutes membres du comité professionnel des galeries d’art). Au Québec, il n’y a aucune législation ni de comité professionnel, syndicat, ordre corporatif ni d’autre organisme majeur chapeautant l’exercice de la profession de galeriste. Deux catégories d’oeuvres y sont vendues. La première catégorie d’oeuvres est construite sur une tradition routinière et répétitive ; elle alimente le marché relativement homogène. La seconde catégorie d’oeuvres, très diversifiée et très instable, fondée sur une esthétique du renouvellement continu, alimente un marché dynamique et fragmenté, subdivisé en de multiples sous-catégories. Le premier marché est large et stable tandis que le second est étroit et évolutif. L’opposition entre les deux catégories du marché n’a pas la signification qu’elle avait naguère, alors que le système académique survivait et que les pouvoirs publics soutenaient l’art de tradition. Aujourd’hui, cet art, pour lequel il existe une vaste clientèle, alimente la majeure partie des marchés régionaux et locaux, et n’est pas homologué par le monde de l’art contemporain et son appareil institutionnel. Les intellectuels de l’art l’ignorent et les grandes revues d’art n’en font éventuellement mention que dans leurs pages publicitaires. Dans la catégorie du marché dont il est question ici, la galerie adapte sa gestion aux conditions de son environnement. La segmentation ou la catégorisation du marché de l’art contemporain a reflété, au cours des dernières décennies, avec des décalages et des réajustements successifs, la catégorisation du champ artistique. Dans les années 50, il y avait deux catégories ou mouvements distincts sur le marché : l’art figuratif et l’art abstrait. Aujourd’hui, le marché de l’art contemporain est devenu le théâtre de batailles esthétiques et de concurrences économiques entre les sous-catégories qui composent le marché et qui correspondent chacune à une coalition d’acteurs économiques et culturels. Jusqu’à tout récemment, les marchands avaient une formation en histoire de l’art et en gestion dans des écoles spécialisées. Même s’ils ne jouissaient pas d’un héritage artistique, ils se situaient, par leurs études, dans un réseau spécifique qui leur permettait d’acquérir un savoir-faire pratique. Avant d’être marchands, ils étaient stagiaires ou employés dans une galerie, dans une salle de vente, dans une institution artistique (un musée, par exemple). Ils étaient agents d’artistes, courtiers ou critiques d’art. Certains avaient même une formation ou de l’expérience professionnelle dans les métiers liés à la communication ou à la finance. Aujourd’hui, les marchands d’art n’ont plus ce bagage d’expertise derrière eux. Ils n’ont donc pas forcément l’oeil de l’expert ni la connaissance suffisante pour découvrir l’artiste d’avant-garde, celui qui deviendra « le nom » incontournable dans vingt ans. Résultat : les galeries sont de plus en plus désertées et le marché meurt tranquillement à cause d’une pauvreté de créativité dans les oeuvres exposées. En France, pays de tradition et de rigueur, devenu le front avancé de l’art : professeurs, critiques, conservateurs, collectionneurs, marchands d’art de la vieille école, médiateurs artistiques en tout genre savent encore déceler les talents et c’est l’une des raisons pour laquelle la France fait figure de phare au niveau artistique le plus élevé du marché de l’art contemporain. En dehors des directeurs de galeries, les acteurs participant à la sélection des artistes et à l’homologation des oeuvres sont de plus en plus nombreux. La politique artistique des années 80 et plus particulièrement depuis les années 90, a provoqué une polyvalence des compétences et l’interchangeabilité des rôles. Ainsi, on retrouve un artiste qui a ouvert une galerie, un galeriste qui est devenu artiste.
Les critiques d’art
Les critiques d’art ont également subi des modifications au sein de leur profession. Traditionnellement, les critiques d’art écrivaient. Parmi les textes qu’ils rédigeaient, on pouvait distinguer la critique d’information et la critique de consécration. Les chroniqueurs qui s’exprimaient dans les grands journaux décrivaient, interprétaient et évaluaient les événements de la scène artistique. Ils avaient une formation universitaire en histoire de l’art ou en philosophie. Certains d’entre eux exerçaient une profession principale dans l’enseignement. Aujourd’hui, les critiques d’art ont un autre visage : Ils sont journalistes (souvent nonspécialisés). La rubrique artistique n’a qu’une valeur publicitaire. On y annonce une exposition dans un musée, sans aucun commentaire critique. La critique réflexive qui relève de la théorie de l’art n’est plus publiée dans les journaux. Ce type de critique très élaborée a été reléguée aux catalogues d’exposition ou aux revues hautement spécialisées, éditées par les galeries ou les musées.
Les conservateurs
En France, la réforme de la profession de conservateur a reconnu l’art contemporain comme discipline spécifique. Le conservateur du patrimoine, spécialisé « musée » est défini comme le spécialiste d’une discipline scientifique dont la liste des matières comprend, entre autres : l’histoire de l’art, l’archéologie, l’ethnologie, les sciences et techniques, les civilisations et l’art contemporain. Jusqu’à tout récemment, les conservateurs du Corps des conservateurs des musées de France, spécialisés en art contemporain, étaient peu nombreux… et encore moins nombreux à être issus du concours. À la faveur de la réforme de 1990 et de la reconnaissance de l’art contemporain comme spécialité à part entière, une politique d’intégration a été menée en faveur de ceux qui avaient administré l’art contemporain dans les institutions publiques et exercé une activité professionnelle semblable à celle de conservateur.
Les agents d’artistes
L’agent d’artistes a également subi des métamorphoses depuis les années 60. Il travaille désormais avec quelques artistes pour lesquels il effectue un travail de promotion. Il se charge des relations publiques, fait office d’attaché de presse, met l’artiste en relation avec les galeries et les collectionneurs. Les activités professionnelles associées au commerce de l’art sont beaucoup plus répandues aux USA et au Canada qu’en France. Naguère, l’agent d’artistes était assuré par un critique d’art militant pour un courant ou un mouvement particulier dont il était à la fois théoricien et fondateur. Il est aujourd’hui l’intermédiaire entre l’artiste et la clientèle. Il organise des expositions, dispose d’un fichier d’acheteurs et peut court-circuiter les galeries. La consultation artistique est un vecteur d’occupations en croissance aux USA et au Canada. Les conseillers revendiquent le statut de professionnels. Certains ont des formations académiques en histoire de l’art, en muséologie et ont une expérience pratique acquise dans les musées régionaux. Ils s’organisent en associations de professionnels, en associations de conseillers artistiques et ont élaboré un code d’éthique. Les agents situent leurs activités professionnelles dans les interstices du marché et du monde de l’art. Les trajectoires de carrières sont construites sur des cas d’alternance d’activités. La polyvalence des acteurs et l’interchangeabilité des rôles peuvent donner lieu à plusieurs compétences connexes. Certains de ces acteurs agissent à l’intersection de deux univers : l’univers artistique et l’univers économique. Toutefois, tout « connaisseur » se doit d’être informé de la place qu’occupe l’artiste et le prix de ses oeuvres sur le marché.
Les experts en art
En France, tout comme au Canada d’ailleurs, le titre d’expert n’est ni reconnu, ni protégé car la profession n’est pas réglementée. N’importe qui peut s’auto proclamer « expert ». Le fait que la profession d’expert en art ne soit pas organisée comme un ordre professionnel (comme pour les avocats, les notaires, les médecins, etc.) apparaît comme l’ultime résidu de la conception d’entrepreneur commercial qui ne s’enseigne ni ne se traduit par un diplôme. Dans ce métier, tout est question d’oeil, de flair et d’expérience. Cependant, le règlement professionnel des conservateurs de musées leur interdit d’exercer leur « expertise » en matière juridique. La revendication de l’expert en art en tant que profession s’exprime par l’existence des listes d’agrément et par la procédure d’assermentation auprès des autorités compétentes, pour la France : douanes, cour d’appel, cour de cassation. Jusqu’à tout récemment, il existait une liste d’experts agréés auprès de la Chambre des commissaires-priseurs. C’est seulement en 1956 que la distinction s’est faite entre experts polyvalents et experts spécialisés. De ce fait, n’importe qui peut désormais être tenu pour expert dans une vente publique. Le pourvoyeur d’oeuvres à vendre peut se voir promu expert par le commissaire-priseur et figurer comme tel dans le catalogue des ventes. Dans l’art ancien, les progrès de la science historique ont été comme les références documentaires. Elles ont joué un rôle accru. L’histoire de l’art et l’histoire d’un artiste sont désormais affaire de spécialistes, dont la compétence associe l’érudition à la fréquentation quasi permanente du terrain. La notion de spécialiste s’impose également dans l’art contemporain. Défini par un commissaire-priseur, spécialisé lui-même dans les ventes d’art moderne et contemporain, le spécialiste (ou l’expert) en art contemporain serait, comme pour l’art ancien, le rédacteur du catalogue ou encore celui qui est « reconnu par le marché ».
Conclusion
Dans l’ensemble, c’est l’État ou le Gouvernement qui, par sa politique de formation et de recrutement des agents culturels, établit le pouvoir de ses acteurs qui vont ensuite régner sur ses conseils et exercer leur contrôle dans les institutions compétentes. Les choix artistiques et la répartition des aides aux artistes (subventions et autres crédits) sont encadrés par ces experts. Leur jugement à l’endroit des artistes doit englober des connaissances particulières, souvent précises, car en bout de ligne c’est eux qui détermineront si l’artiste pourra vivre de son activité professionnelle ou non.