Qui n’a jamais été époustouflé devant une œuvre dont la technique laisse sans voix ? Qui n’a jamais demandé du bout des lèvres le temps de travail pour une telle œuvre ? Un jour ou l’autre, nous nous sommes tous retrouvés face à une œuvre qui laissait sans voix, qui se distinguait de toutes les autres par sa grandeur – qui n’a rien à voir avec sa dimension physique.
Machinalement, devant une telle œuvre, nous calculons le temps de travail par rapport au prix affiché pour définir le taux horaire de l’artiste. « 2$ le taux horaire ? Impossible ! N’importe quel employé crierait au scandale s’il devait travailler à ce salaire ». Si l’œuvre n’est pas assez chère, le potentiel acheteur doute de son authenticité et croit être devant une reproduction bien réalisée imprimée sur toile. « 25$ le taux horaire ? L’artiste doit forcément rouler sur l’or ! » « 75$ de l’heure ? L’artiste doit se prendre pour un dieu ! » Mais quel artiste calcule son travail de cette manière !?
Si certains créent une œuvre en moins d’une heure, d’autres par contre y consacrent beaucoup plus de temps. Il est difficile de mettre une valeur réaliste, c’est-à-dire raisonnable, sur un travail artistique qui a pris 100 heures, 200 heures, 400 heures (voire plus). Comment évaluer une telle œuvre ? Avec une valeur au pouce carré? Un chef d’œuvre n’a jamais été calculé en fonction de sa dimension ni de son poids. Peu importe le calcul utilisé, l’œuvre devra forcément (et naturellement) être plus chère que les autres œuvres présentées en galerie – si l’artiste est en galerie. Mais quelle galerie au Québec peut vendre aisément une œuvre à 30 000$ ? Si l’œuvre est trop chère, l’artiste passe sa vie à attendre la vente qui le fera vivre décemment. Le juste milieu n’apporte pas non plus de satisfaction car d’autres œuvres – réalisées en beaucoup moins de temps – se trouvent alors dans le même ordre de prix. Pour l’artiste qui prend du temps à réaliser ses œuvres, chiffrer son travail est une véritable prise de tête. C’est l’angoisse !
Les démarches artistiques de chacun de se discutent pas; c’est comme les goûts et les couleurs. Ceux qui ont élevé la pratique de l’art au rang de vocation, vont très loin dans leur engagement personnel. Cela va au-delà de la minutie du détail, de la précision du geste, de la maîtrise d’une technique particulière, du temps passer à créer en atelier. La vocation artistique est un renoncement; des sacrifices sont nécessaires. Si certains artistes professionnels vont travailler 8 heures par jour, comme un travail de bureau, ils ont néanmoins une vie à côté de leur pratique artistique. Par exemple, quand vient l’heure des repas, quand les enfants arrivent de l’école, quand le conjoint ou la conjointe revient du boulot, les outils de travail de l’artiste se rangent et de nouvelles activités débutent pour le reste de la journée. Ces artistes professionnels ont pourtant autant besoin d’art pour vivre que ceux qui n’ont pas d’horaire de travail, de vie sociale et d’activités autres que l’art. Plusieurs artistes de vocation ont fait le choix volontaire de ne pas avoir d’enfant, de ne pas avoir de conjoint ou de conjointe, de vivre une vie simple axée essentiellement sur l’art. Ils ont choisi l’art très tôt dans leur vie, renonçant à la sécurité d’emploi pour vivre pleinement leur besoin – car l’art est un besoin, un besoin vital, aussi important que l’air pour respirer. Ils se sont totalement dévoués à leur pratique, se marginalisant eux-mêmes dans leur processus d’aller toujours plus loin. Ils sont « nés » artistes. Une part d’eux a toujours été différente du reste du commun des mortels qui prend plaisir dans les sorties, les vacances ou les divertissements. Ces êtres solitaires, totalement tournés vers la pratique de leur art ne voient pas le temps passer. Ils vivent comme des moines ascétiques et ne recherchent pas le divertissement car leur art les nourrit; l’art les comble totalement et ne voient pas l’utilité de sortir « pour changer d’air ». Leurs œuvres, peu importe le médium, ne sont pas forcément monumentales par leur taille. Elles sont destinées à « rester » dans le temps, avec cette idée d’éternité intrinsèque. Ces rares artistes remettent l’œuvre sur le métier, ils remettent et remettent, afin de peaufiner leur pratique, comme on affute la lame d’un katana, comme on taille un diamant avec précision, inlassablement, sans se presser, avec cette quiétude tranquille qui leur offre la sérénité du travail réalisé dans les règles de l’Art. On peut les qualifier d’« extraterrestres », on peut les taxer d’être « originaux », « différents », etc. Leur singularité les distingue car, à notre époque, dans notre société de consommation et de surconsommation, d’usage unique et de productivité concurrentielle, ils ne sont pas à leur place. Malgré la pression, ils persistent et signent. Ces artistes ascètes n’ont que faire des diktats des acteurs de l’art. Ils sont dans leur atelier et le ciel pourrait s’effondrer qu’ils continueraient à faire leur « petite affaire » à leur rythme.
De telles œuvres – évidemment chères à nos yeux de consommateurs – sont plutôt destinées à prendre le chemin des musées, des collectionneurs privés ou des mécènes qui soutiennent leur assiduité prodigieuse. Ces artistes ne font pas souvent la une des journaux locaux. Ils sont discrets. On oublie qu’ils existent.
Si, d’un regard extérieur, on songe aux conditions de travail des artistes toutes catégories confondues, on ne peut les envier: une généreuse commission en cas de vente en galerie, amputant leurs revenus de moitié (voire plus) et des frais qui n’en finissent plus: achat de leurs fournitures de base et de l’équipement, l’encadrement, les envois par transporteurs terrestres et/ou aériens, etc. Tous les artistes, peu importe leur catégorie, y goûtent. Être artiste coûte cher. Ces travailleurs autonomes n’ont aucun avantages sociaux: pas d’assurance-chômage comme l’employé salarié, pas non plus de revenu d’aide en cas d’accident du travail ou de maladie du travail. Ils n’ont souvent aucune sécurité financière du fait de ventes trop occasionnelles et s’ils sont représentés par un agent, ils doivent payer des honoraires professionnels pour se dégager de toute administration, de toute gestion, qui pourrait leur prendre du temps n’ayant aucun rapport avec la création artistique.
Les artistes ascètes ne pensent pas au futur, ni à ce mot dont ils ne comprennent pas bien le sens: « retraite ». Pour eux, la vie est là, à saisir immédiatement. Ils vivent au présent et ne s’occupent pas de savoir de quoi demain sera fait. Ils entrevoient peindre jusqu’à la mort. Ils espèrent secrètement réaliser l’œuvre de leur vie; celle qui surpassera toutes les autres. Ils ne se soucient pas des aléas du marché de l’art, leur agent s’en préoccupe pour eux. Si certaines personnes voient la part d’immortalité dans le visage de leurs enfants, ces artistes ascètes considèrent leur immortalité dans le temps qu’ils ont mis dans leur travail, leur sueur, leur énergie, leur état d’esprit, leur état d’âme dans chaque œuvre accomplie qu’ils laisseront à la postérité lorsqu’ils déposeront, pour de bon, leurs outils de travail avant de fermer les yeux à jamais.
Les images ont été postées avec l’accord de l’artiste
Jean-Pierre Neveu, grand-maître en beaux-arts (AIBAQ)