Par HeleneCaroline Fournier

Tout le monde s’accorde à dire que la peinture est un langage. Ce qui s’offre sur la toile, c’est l’expression que réalise l’artiste peintre d’une expérience qui ne pouvait devenir consciente que par l’utilisation des éléments mis à sa disposition pour servir de « vocabulaire » dans une forme picturale. Ce langage peut ne pas être compris. La perception d’une oeuvre abstraite (ou figurative) s’offre d’abord comme un objet matériel qui, comme n’importe quel autre objet, doit être perçu de quelque façon pour être connu. Pour le public, une oeuvre (une toile) existe, d’abord et avant tout, comme une réalité visuelle. L’oeuvre est perçue avec les yeux, même si elle possède par sa surface, des qualités tactiles. Toutefois, le public voit-il la même chose de la même façon ? Le Test de Rorschach est révélateur à ce sujet. Sans nul doute qu’une personne douée d’imagination réagira différemment d’une personne qui en est dénuée ; mais faut-il y trouver quelque chose ? Face à l’oeuvre abstraite, le public l’accepte ou la rejette, selon leur éducation, leur humeur ou même leurs goûts. En effet, l’affectivité presque seule détermine le caractère d’une personne (face à une oeuvre abstraite). L’interprétation qu’on donne à une oeuvre est confondue avec la perception (visuelle) proprement dite ; ce qui est esthétique est demeuré l’une des causes fondamentales de l’ambiguïté dans laquelle se déroulent les tentatives d’explication ou d’appréciation d’une oeuvre abstraite. L’Académie de peinture et de sculpture, institution fondée au XVIIe siècle, a tenté de classifier les productions picturales en grandes catégories appelées « genres ». Au XIXe siècle, les distinctions étaient bien établies. On parlait de natures mortes, de portraits, de scènes mythologiques, religieuses, etc., certains genres étaient plus nobles que d’autres. Par exemple, le peintre de tableaux historiques pouvait se considérer « supérieur » à celui qui peignait des paysages. Aujourd’hui, ces distinctions permettent d’apposer une étiquette à une oeuvre figurative. L’interprétation d’une oeuvre passe donc par la catégorie (le genre). Autre élément d’interprétation : le titre. Les titres sont des descriptions qui vont au coeur du sujet choisi par l’artiste. Certains titres nécessitent néanmoins une opération de déchiffrage ; le public doit le retraduire dans son propre langage ou, parfois, s’informer de sa signification. D’autres encore laissent pantois, sans parler des « sans titre » qui n’apportent aucune piste, tandis que certains artistes choisissent de mettre beaucoup de soin à intituler leurs oeuvres, comme le faisaient, avant eux, les surréalistes avec des titres aussi mystificateurs que mystérieux. Évidemment, le sujet peut être explicite dans l’art figuratif et le titre peut être inutile à l’interprétation, mais ce n’est pas toujours évident avec l’art abstrait qui a mis beaucoup de temps à rejoindre le public, justement à cause de l’absence déconcertante de sujet « interprétable », visuellement parlant. Utilisant les éléments du langage plastique, l’art abstrait, ne fait référence à rien de connu dans la réalité visuelle. Seules les réalités profondes, au coeur des sentiments humains, se retrouvent telles que ressenties, mais interprétées différemment. Ce type d’art libère l’artiste de tout lien avec le monde de la réalité matérielle. Il lui permet de s’écarter de toute reproduction, fidèle ou transposée, de formes reconnaissables à l’oeil. Dans le domaine de l’art, tout comme en psychologie de l’inconscient ou en philosophie, tout est permis et nul n’est tenu de justifier ses impulsions ou sa manière de faire. Au premier abord, l’art abstrait déroute. Le public non averti se sent mal à l’aise ; il ne sait comment l’aborder. Pourtant, il suffit de le considérer de la même façon que l’art figuratif qui transpose la réalité. Il s’agit de porter le même regard sur l’art abstrait. Idéalement, on devrait apprécier une oeuvre abstraite pour ce que ses formes, ses lumières, ses couleurs nous racontent sur celle-ci, ou encore sur ce qu’elle nous raconte sur nous-mêmes. Peut-on y voir quelque chose ? A-t-on le droit de reconnaître des éléments figuratifs ? Bien sûr ! Si cela nous amuse ! On peut utiliser les oeuvres abstraites à la façon des taches d’encre des planches de Rorschach et se laisser surprendre par l’imagination, bien que l’art abstrait ne soit pas une épreuve où il faille à tout prix « reconnaître » quelque chose liée à notre réalité matérielle. Le public en général a tendance à évaluer le talent des peintres ou la valeur des oeuvres en fonction d’un ensemble coloré où l’on peut aisément distinguer les formes reconnaissables. Avant que la peinture abstraite n’ait vraiment posé la question de la définition de l’objet sur la toile, les hommes croyaient qu’ils voyaient tous à peu près la même chose, mais le Test de Rorschach, utilisé en psychologie de l’inconscient a démontré que l’interprétation était différente d’une personne à l’autre. Finalement, l’objectif sous-jacent à la création d’oeuvres abstraites est de les doter d’une vie autonome. Il faut donc pouvoir les apprécier pour ce qu’elles sont, en vertu de leur valeur intrinsèque. L’acte de regarder une peinture abstraite doit être pure contemplation, plaisir innocent, véritable communication avec l’univers intérieur de l’artiste. L’art pictural (autant que sculptural) est un langage certes, mais c’est également un geste du corps relié directement à son origine et à ses sources qu’il ne faut pas perdre de vue. A l’origine, il y a l’artiste en tant qu’être doué de sentiments et d’émotions et, à la source, ce qui l’a touché.

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