Dans l’esprit de plusieurs artistes, le marchand d’art ou le galeriste qui ne vend rien n’est pas un bon commerçant, celui qui vend est un escroc parce qu’il prend un pourcentage sur les ventes ! Comment s’en sortir ? On s’aime, on se déteste, on s’engueule et on se réconcilie. Les artistes qui ne vendent rien lorsqu’ils sont en galerie disent que c’est la faute au galeriste qui n’a pas fait son travail correctement, le galeriste qui ne vend rien remet la faute sur les artistes qui n’ont pas su créer des œuvres à la hauteur des attentes de leur clientèle !

Les qualités et les défauts fusent, selon l’humeur du moment et les aléas du marché. Les relations sont vives et intenses, à l’image des relations de partenariat économique de notre société basée sur l’aspect financier de toutes opérations. L’argent et l’art faisant un mariage ambigu, engendrant des enfants terribles.

Quelle est donc l’histoire des relations entre marchands d’art et artistes ? Les relations ont-elles toujours été aussi complexes ?

Il faut d’abord comprendre que, schématiquement, il y a eu dans l’histoire trois grands systèmes d’organisation de la vie artistique :

1- La corporation : Dès 1391, elle autorisait les artistes à vendre leurs œuvres dans les limites exclusives d’un territoire précis.
2- L’Académie : Dès 1648, elle organisait un salon pour ses membres où les commandes étaient passées aux artistes.
3- Le marché : Il se développe depuis 1870. A l’origine, le marché avait été établi pour défendre la peinture refusée au salon (organisé par L’Académie), comme cela avait été le cas pour les Impressionnistes.

Le premier marchand d’art moderne a été Paul Durand-Ruel (1831-1922). Il était entrepreneur. Il a suscité une demande pour un art encore refusé. Il a défendu les artistes en qui il croyait, s’assurant au passage l’exclusivité. D’autres marchands d’art ont suivi son exemple : Ambroise Vollard (1865-1939) a défendu le Fauvisme. Pour Daniel Henry Kahnweiler (1884-1979), c’était plutôt le Cubisme.

La stratégie des marchands d’art : stocker et travailler sur le long terme. Pour construire la carrière d’un artiste, on lui assurait un revenu, on organisait des expositions et on travaillait en étroite collaboration avec les critiques d’art, dont le rôle majeur était d’assurer une notoriété non équivoque à l’artiste et, par conséquent, à la galerie qui le représentait exclusivement.

L’artiste était alors le fournisseur de la matière première. Le peintre débutant était obligé de se soumettre à la stratégie du marchand-mécène. Toutefois, à partir du moment où le marchand contribuait à faire connaître l’artiste, celui-ci pouvait intervenir sur la stratégie, comme Picasso a su le faire. L’entente galeriste-artiste était alors fondée sur le sentiment de l’intérêt réciproque. Une fidélité était alors possible et les relations entre le marchand d’art et le peintre évoluaient en fonction de leurs carrières respectives. Il faut ensuite comprendre qu’il existait deux types de marchands: les négociants qui s’intéressaient plus aux œuvres qu’aux artistes et les entrepreneurs (à la fois découvreurs et promoteurs) qui étaient hommes d’affaires et mécènes. Ces derniers permettaient à certains peintres qu’ils estimaient, de vivre sans souci matériel.

Le développement des relations s’est ancré tout doucement dans une nouvelle réalité du marché. Les musées et les grandes galeries, jusque-là indépendantes, ont agi en interdépendance. Le meilleur exemple a été l’Américain Leo Castelli qui a construit un réseau exceptionnel, relançant l’art américain en 1964. Les galeries avaient compris qu’il fallait une autorité culturelle officielle aux côtés d’une autorité économique. Ensuite, le domaine artistique ayant été envahi par l’innovation, les avant-gardistes ont succédé et sont entrés en concurrence. Le court terme et la surprise ont supplanté le long terme et la fidélité. C’était l’emballement du marché. Les artistes devaient alors innover sous peine d’être remplacés par d’autres. De ce fait, la fidélité s’est raréfiée. De plus en plus, les galeries ont cessé d’acquérir les œuvres de leurs artistes et se contentaient de prendre les œuvres en dépôt. Les années 1970-1980 allaient connaître ce train d’enfer. Réseau culturel, mondain, médiatique, commercial… c’était la nouvelle façon d’appréhender le marché international. La relation intime du galeriste et de l’artiste n’allait pas survivre aux changements qui allaient se produire avec l’arrivée du XXIe siècle. Aujourd’hui, on cherche moins la différence dans le temps que dans l’espace. La mondialisation s’est imposée. Les techniques se sont diversifiées, les nouvelles technologies ont pris une place importante dans le domaine artistique. Le galeriste est ainsi devenu un producteur multimédia qui réalise parfois des montages financiers à partir de projets extrêmement onéreux.

La vie de l’artiste dépend maintenant, en partie, de son insertion dans le marché international. La démocratisation de la pratique artistique a multiplié le nombre de plasticiens. L’artiste doit désormais sortir du lot pour avoir une chance d’être remarqué par les collectionneurs qui fréquentent les salons et les foires internationales d’art contemporain. Beaucoup d’appelés et peu d’élus. Les galeries ont maintenant le choix des artistes. Ils peuvent changer d’artistes à chaque fois qu’une situation devient conflictuelle ou menace de le devenir. L’artiste est parfois le pion qu’on manipule selon les humeurs du moment ou les contraintes d’un marché local ou régional. On lui demande souvent de peindre des « choses » qui se vendent auprès d’une clientèle souvent touristique. Les petites galeries d’art tentent de survivre avec un marché local ou régional tandis que les grandes galeries d’art mangent tout ce qu’il y a autour d’elles. L’écart se creuse, aussi bien au sein des artistes professionnels que des galeristes. L’écart entre la « petite » et la « grande » galerie est le résultat d’une concurrence économique. Face à cet état désastreux de la survie de l’artiste, deux attitudes sont possibles pour lui : Succomber aux désirs des galeristes ou se lancer dans la bataille de David contre Goliath qui consiste à convaincre les galeristes de la qualité de son travail. Lorsque l’artiste accède à la reconnaissance internationale, il peut reprendre un certain contrôle sur sa carrière, mais il aura quand même besoin de l’aide des professionnels du milieu pour lui garantir une visibilité. Faire cavalier seul n’est pas une solution envisageable quand on vise le niveau international. Les rapports galeriste-artiste sont souvent amicaux, mais constamment parasités par des rapports d’argent… pas toujours réguliers. Alors, on se fâche, on se réconcilie, on se re-fâche et on se re-réconcilie. L’histoire d’amour est mouvementée, des deux côtés.

Le résultat est extrêmement difficile à vivre car on est dans un domaine sensible avec des artistes souvent fragiles. Dans les grandes galeries, l’argent prend toute la place et n’en laisse aucune pour les sentiments et les émotions. La susceptibilité des artistes est parfois la cause d’un divorce… et dans ce milieu, les divorces se font rarement à l’amiable. L’évolution économique chaotique combinée aux crises successives a contribué à mettre l’argent au cœur des motivations du galeriste. L’artiste n’est jamais totalement en galerie, jamais totalement à la rue. Il est sur le pas de la porte, attendant qu’on veuille bien statuer sur son avenir. S’il est bon vendeur, il restera en galerie, sinon…

Que nous réserve l’avenir en regard au passé et au présent ? Les relations galeriste-artiste vont-elles redevenir plus humaines ou si le strict rapport à l’argent va s’amplifier ? L’œuvre d’art sera-t-elle réduite à l’état d’un vulgaire objet commercial vendu au plus offrant ? Restera-t-il de la place pour l’Art avec un grand A ? Que deviendront les artistes ?

Paru orginellement dans ArtZoom Connection 2011-2012