par HeleneCaroline Fournier
Une différence de perception
Le marché de l’art européen est complètement différent du marché de l’art contemporain nord-américain. Cette différence vient en partie de la perception que les gens ont de l’art dit « contemporain ». Axée vers l’abstrait, l’Europe, qui a toujours été considérée comme un berceau de l’Art, a une approche beaucoup plus « Beaux-Arts » que l’Amérique du Nord qui se retrouve dans des sujets plus accessibles pour le commun des mortels.
Le constat est étonnant lorsqu’on compare l’art contemporain européen et l’art contemporain nord-américain, spécialement québécois. D’où vient cette différence ? Qu’est-ce qui l’entretient ? Pourquoi cette absence d’innovation au Québec par rapport à l’Europe ?
Depuis l’époque paléolithique jusqu’à aujourd’hui, l’art s’est adapté, a évolué avec des genres et des artistes qui ont su donner le ton et ouvrir la voie vers d’autres mouvements. Le panorama historique de l’art schématisé se présente comme un éventail de diversités. Le développement des nouvelles techniques a orienté le travail des artistes dans de nouvelles directions, certes, mais même avec de nouveaux matériaux en mains, les artistes se trouvent encore limités dans le contrôle de la ligne, de la couleur, de la forme, par des lois optiques et des conceptions psychologiques. Néanmoins, sans se soucier de ces limitations, certaines combinaisons sont possibles et c’est évidemment la créativité des artistes dans ces variations qui établit leur niveau. La reconnaissance de la créativité a toujours caractérisé la société occidentale. Les artistes en tant qu’individus devraient être normalement des artistes-artisans inspirés des oeuvres du passé ; ils devraient avoir la capacité de synthétiser ce qui s’est fait, ce qui se fait et ainsi entrevoir ce qui se fera… pourtant, on assiste, depuis des décennies, à un manque de créativité.
Malheureusement, de nos jours, l’art dit « contemporain » se traduit en termes de finances. La conception même des musées a aussi encouragé le spectateur à contempler les oeuvres d’art en dehors de leur contexte original. Quoique ce fait puisse être bénéfique à la survivance de l’oeuvre d’art en elle-même, il tend à la neutraliser et à réduire sa puissance visuelle. Il ne faut pas oublier que les artistes reflètent la société dans laquelle ils vivent et que, pour apprécier correctement leurs oeuvres, il faut les juger dans un contexte spécifique. L’Amérique est un jeune continent par rapport à l’Europe qui a déjà en elle une histoire artistique millénaire. En Europe, le Roman et le Gothique se retrouvent sur les façades des édifices. Tous les bâtiments publics (plus particulièrement les bâtiments religieux) représentent une partie de cette richesse artistique que l’Amérique n’a pas connue. L’art européen des XIVe, XVe et XVIe siècles établit l’esthétisme et l’idéal, allant jusqu’aux mathématiques, pour donner une grandeur supplémentaire dans l’Art. C’est une période remarquable qui utilise le nombre d’or pour placer harmonieusement chaque élément d’une composition. La redécouverte de l’Antiquité par les fouilles et les manuscrits donne aux peintres, sculpteurs et architectes une impulsion nouvelle dans leur commune recherche de conformité du réel. Des personnalités telles que Léonard de Vinci (Leonardo da Vinci), Raphaël (Raffaello Santi), Michel-Ange (Michelangelo Buonarroti), Giogione et Titien (Tiziano Vecellio) proposent au monde un idéal artistique que bien peu ont su poursuivre. A la grande époque du Baroque, rien n’est jamais calme ni silence ; quelques exceptions subsistent : (Michelangelo Merisi da Caravaggio) Caravage et ceux qui le suivent préfèrent peindre dans un style plus réaliste. La même dualité se retrouve dans le nord de l’Europe avec Pierre-Paul Rubens, Antoine Van Dyck et Frans Hals. Certains pays s’équilibrent dans leurs tendances: Nicolas Poussin, Claude Lorrain (Claude Gellée), Louis Le Nain, Georges de La Tour, Bartolomé Esteban Murillo, Diego Rodriguez de Silva y Vélasquez… mais que se passait-il au même moment en Amérique du Nord ? Il faut attendre le XIXe siècle pour trouver quelque chose à raconter sur l’Amérique ! La rupture politique de la société se reflète dans l’art de cette époque et, souvent, en constitue la matière même, comme ce fut le cas du Réalisme lié à Gustave Courbet. Au début du siècle, l’influence d’artistes anglais tels que J.M.W. Turner, John Constable et Richard Parkes Bonington se fait sentir sur le continent, mais la France reprend l’initiative. L’identité des écoles nationales se durcit ; les peintres américains se distinguent, des artistes allemands et suisses commencent à nouveau à jouer un rôle dans l’art européen. Le goût international se manifeste en effet peut-être le plus dans le domaine de la sculpture. L’Impressionnisme est le véritable précurseur de l’art du XXe siècle. Les nombreuses étiquettes post-impressionnistes appliquées à divers mouvements le prouvent suffisamment. Paul Cézanne, dont l’analyse précise la forme et la structure va être essentielle pour la naissance de la peinture abstraite. Georges Seurat et Paul Gauguin vont réduire les touches créatives du pinceau à une série de points dans le but de rechercher la pureté de la forme et de la couleur. Gauguin adopte le symbolisme comme moyen d’expression et, finalement rejette les valeurs contemporaines en allant puiser son inspiration dans les mers du Sud. Aucun artiste n’a anticipé sur le XXe siècle plus que Vincent Van Gogh. Quant à l’apparition de Pablo Ruiz Picasso, Georges Braque et Henri Matisse, elle est directement liée à tous les mouvements qui se sont développés à Paris pendant le dernier quart du XIXe siècle. Les arts du XXe siècle sont changeants. Ils s’accordent au cours du temps. Paul Klee et Wassily Kandinsky comptent parmi les nombreux artistes qui ont publié des théories sur l’art. En ce qui concerne la peinture, on la classe soit dans l’Abstrait, soit dans l’Expressionnisme (qui comportent tous deux de multiples variantes). Malgré le rôle catalyseur joué par Paris dans de nombreux mouvements au cours du XXe siècle, l’Autriche, la Suisse, la Belgique et la Hollande y contribuent avant que l’Amérique ne vienne prendre dans le domaine de l’art moderne une place prépondérante. Les peintres expressionnistes travaillent tous dans un monde personnel, le bouillonnement de leurs idées deviennent le sujet de leurs peintures. Ils représentent les tensions, les fantaisies, les anxiétés de leurs propres vies tandis que le spectateur est invité à découvrir ses propres conflits. La peinture abstraite est incontestablement issue de la nouvelle compréhension des choses inaugurée par les néo-impressionnistes et développée par Cézanne. Picasso et Braque ont conçu le cubisme, mouvement qui sera incontestablement le plus influent pendant la première moitié du siècle. Ils introduisent dans l’art une conception entièrement neuve de l’espace. L’artiste abstrait le plus radical est le Hollandais Piet Mondrian. L’Op Art est un rejeton moderne de l’art abstrait. L’utilisation de nouveaux matériaux constitue l’aspect le plus remarquable de l’art du XXe siècle. Cet aspect, évident dans la peinture avec les collages, est surtout répandu dans le domaine de la sculpture et de l’architecture. Mais où se situe le Québec dans tout cela ? Le seul artiste « reconnu » dans les livres d’art est Jean-Paul Riopelle, dit « le Canadien de Paris » ! Suivant les traces des surréalistes et des expressionnistes, Riopelle se tourne vers une peinture contrôlée mais pleine de tempérament. Il organise la couleur « pâteusement » sur la toile avec une truelle et un couteau. L’agencement structurel rappelle celui de la mosaïque. Il en résulte une juxtaposition de couleurs qui n’a ni composition, ni centre, ni début, ni fin. La structure chromatique dépasse les limites du tableau ; tableau qui devient un paysage chromatique dont le dynamisme, structuré par la parcellisation, rappelle des vues aériennes. La texture de la pâte de peinture et les sillons entre les couleurs confèrent une surface rugueuse proche du relief. La dynamique des énergies et des espaces chromatiques qui se battent en duel confèrent une forte expression informelle de « l ’écriture » des couleurs. Riopelle est le seul artiste canadien dont l’oeuvre est étudiée aux Beaux-Arts en France ! L’essentiel de son oeuvre se situe entre l’expressionnisme abstrait et l’École de Paris. Il a exposé en 1972 au Musée National d’Art Moderne de la ville de Paris et en 1981 dans une rétrospective au Musée National d’Art Moderne (toujours à Paris). Doit-on en déduire que pour obtenir une reconnaissance en tant que peintre de renom canadien, il faut avoir vécu en Europe et s’être fait connaître en tant qu’artiste à Paris ? Ne dit-on pas aussi que nul n’est prophète dans son pays !?
De nos jours, on ne s’étonne plus de voir des paysages de Charlevoix dans les galeries d’art du Québec ou encore des agencements floraux. On en vient à fuir les galeries pour cause d’ennui mortel. Où qu’on aille dans « la belle province » (qui fait tout de même plusieurs fois la superficie de la France) on retrouve toujours les mêmes paysages, les mêmes sujets floraux, les mêmes natures mortes. Est-ce cela l’art québécois ? Est-ce cela la créativité québécoise ?
En début de l’année 2007, il y a eu une grande concertation sur la santé de l’art au Québec un peu partout dans la province. Faut-il que le marché soit si mal en point qu’il faille de toute urgence faire une table ronde sur la question ? « Où se trouve la réalité ? Qui achète l’art contemporain ? Comment stimuler le marché de l’art au Québec de façon à ce que le citoyen moyen développe l’habitude de faire l’acquisition d’oeuvres d’artistes québécois vivants ? Comment le marché s’adapte-t-il, si c’est le cas, à la problématique de l’art sans objet ou qui s’intègre difficilement à un contexte domestique ou corporatif ? Pourquoi les galeries québécoises ne sont-elles pas plus présentes dans les foires internationales ? », etc. Plusieurs questions ont été posées lors de ce grand rassemblement de têtes pensantes pour « sauver » l’art québécois du marasme dans lequel il s’englue depuis des années. L’une des raisons majeures qui fait que l’art québécois n’est pas un produit d’exportation c’est que l’Europe ne saurait que faire des paysages de Charlevoix ou de fleurs (si belles soient-elles). Nos principaux acheteurs sont les touristes américains qui achètent inévitablement ce qui se trouve en galerie ou dans les boutiques de souvenirs. Peut-on appeler cela (dollar) de l’art ? En tant qu’agent d’artistes, comment puis-je rester passive devant une galerie qui demande à l’artiste « fais-moi des paysages de Charlevoix, ça se vent bien ! »? Faut-il travestir l’artiste qui a ses propres sujets en quelque chose de touristique ou de commercial ? Où est l’authenticité artistique dans tout cela ? Ne sommes-nous pas en train de niveler par le bas l’art et de le rabaisser au niveau des « attrapes touristes » achetés dans le premier magasin de souvenirs du coin ? Les gens qui ont concocté cette table ronde à laquelle pouvaient assister seulement ceux qui avaient payé un droit d’entrée Ont-il été voir ce qui se faisait ailleurs qu’au Québec ? Sont-il allés dans ces foires internationales d’art contemporain constater par eux-mêmes tout le chemin que le Québec aurait à parcourir pour prétendre participer à l‘un de ces salons ? Pour avoir vécu quatre ans en France et pour avoir arpenté beaucoup de planchers de plusieurs salons internationaux, je me permets d’écrire cet article pour remettre les choses dans leur contexte. Une autre question a été posée lors de ce colloque : « Que fait une galerie privée pour la carrière d’un artiste ? » La réponse est simple pour l’agent d’artistes que je suis : « rien » – nul besoin de convoquer toute une assemblée pour constater que les galeries jouent à la chaise musicale avec les artistes. Si l’artiste est « bon vendeur » il reste en galerie, si l’artiste n’a pas vendu dans les deux premières semaines de son entrée, il se retrouve à la rue ou mis à l’écart au profit d’un artiste « meilleur vendeur ». L’artiste en galerie est toujours en sursis, dans l’incertitude de se faire virer d’un jour à l’autre, parfois sans préavis. Comment peut-on espérer développer une complicité et une relation professionnelle durable dans une telle situation ? Durable ? Vous avez dit « durable »? Rien n’est durable ici ! Voilà le gros du problème ! Nous sommes calqués sur le modèle américain de la consommation et de la surconsommation ; faut vite faire de l’argent pour vite empocher les bénéfices pour vite faire faillite et pour vite monter autre chose ! Oui, hélas, les entreprises qui passent le cap des deux ans d’existence sont considérées comme des entreprises « sérieuses ». Alors qu’en Europe, si on n’est pas à la troisième génération d’une même famille, l’entreprise est considérée comme « jeune ». Mais n’allons pas expliquer ce concept-là à ceux qui pensent qu’un artiste en galerie doit avoir vendu dans les deux premières semaines de son entrée en galerie ! Tout le monde sait que les galeries sont axées sur la vente d’objets (en l’occurrence de toiles et de sculptures) mais ce que tout le monde ne sait pas (ou a oublié) c’est que derrière ces objets se trouvent des êtres humains qui luttent pour leur survie en tant qu’artistes professionnels (j’entends par professionnels ceux qui n’ont pas d’autre boulot que la peinture ou la sculpture). Certains galeristes, peu scrupuleux, demandent même aux artistes de modifier leurs oeuvres pour que ce soit plus « commerciable ». Aurait-on eu l’audace de demander à Riopelle de modifier un peu son style pour faire plus figuratif ? Qui aurait osé lui demander cela ? (D’abord, Riopelle n’avait pas un caractère spécialement accommodant…) Combien de gens savent qu’un artiste européen qui débarque au Québec avec ses valises doit vendre ses oeuvres au prix qu’il les vendait, quinze ans en arrière ? Est-ce normal ? Un Picasso se vend des millions n’importe où dans le monde… et tout le monde trouve ça normal ! Encore une question sur laquelle nous pouvons réfléchir tous ensembles : Pourquoi les seuls Québécois qui ont vraiment fait avancer l’art au Québec en apportant quelque chose de nouveau sont des Québécois d’origine étrangère, tels que : Vladimir Horik, Cornélius Krieghoff, René Richard, Humberto Pinochet, Georgette Pihay, Roland Palmaerts (pour ne nommer que ceux-là) ? Certes, nous aurons toujours nos Marc-Aurèle de Foy Suzor-Côté, Clarence Gagnon, Horatio Walker, Marc-Aurèle Fortin, Paul-Emile Borduas, Jean-Paul Lemieux, Jean-Paul Riopelle qui ont ouvert une voie… mais ces peintres québécois sont nés entre 1858 et 1923 ! Et lorsqu’on s’attarde un tant soit peu à leurs parcours, on s’aperçoit qu’ils ont généralement fait les Beaux-Arts, qu’ils sont partis en France pour compléter leur formation (notamment à Paris) et qu’ils sont revenus avec quelque chose en plus dans leurs bagages.
En 2006, j’ai fait un appel de dossiers pour sélectionner des artistes pour un salon international d’art contemporain. Dans cette première étape de sélection qui avait pour but de trouver des artistes invités de renom, j’ai sélectionné dix finalistes sur une centaine de candidatures. Sur ces dix finalistes qui avaient le niveau international requis, seulement quatre étaient du Québec, dont deux sur ces quatre artistes étaient d’origine européenne ! Cela vous étonne ?
Depuis 1997, depuis la fondation du Collectif International d’Artistes « Art Zoom » et depuis que j’ai commencé à m’occuper de la carrière d’artistes professionnels, il a fallu que je prenne une position face à l’art contemporain. J’ai pris l’initiative d’envoyer des artistes québécois exposer en France et en Belgique ; de leur ouvrir les portes de l’international — ce qui semble faire défaut, ici, au Québec. J’ai également décidé de prendre le problème dans le sens le plus inattendu des galeristes : le sens humain ! Je ne leur parle pas des oeuvres à vendre, je leur parle des artistes, de leur démarche artistique, de leur parcours, de leur vécu, de ce qui les anime intérieurement, de leurs espoirs… Tout ce qu’un galeriste axé sur le profit ne veut pas entendre ! A chaque jour, je travaille non pas avec des objets, mais avec des êtres humains. Je vends leur talent auprès d’autres professionnels et auprès de collectionneurs — ce qui est une entreprise beaucoup plus durable dans le temps que de vendre une toile ou une sculpture à un particulier une fois de temps en temps.
Déjà, en Europe, les pontes en matière d’art contemporain discutent entre eux du problème « inhumain » lié au marché de l’art. La conception du commerce des oeuvres d’art purement mercantile devra forcément se modifier. Tous les professionnels du milieu de l’art doivent rétablir l’équilibre et faire face à une autre réalité du marché : celle du respect envers l’artiste qui a ses propres idées, ses propres motivations, ses propres inspirations en lui. L’art contemporain ne pourra jamais évoluer si une relation professionnelle entre artiste, agent et galeriste n’est pas plus solide et si l’artiste continue d’être contraint à peindre ce que le galeriste veut pour ses touristes. Donnez aux amateurs d’art le choix, offrez-leur autre chose que des paysages de Charlevoix et le marché de l’art québécois s’épanouira. Depuis le début des années 1900 que nous voyons des paysages de Charlevoix sur nos murs ; le Québec se limite-t-il seulement à Baie Saint-Paul ? Il serait peut-être temps de laisser la libre création aux artistes et d’enlever nos oeillères pour voir un peu plus loin, un peu plus large. Nous savons maintenant que l’Europe aura toujours un wagon d’avance sur nous, c’est écrit dans l’histoire, c’est écrit dans leurs gênes. Les Européens baignent constamment dans un environnement artistique, même s’ils ne s’en rendent plus compte.
Pourquoi, alors, ne pas se tourner vers l’art de demain, vers l’avenir de nos artistes, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs ? Il n’y a pas de mal à regarder ce qui se fait en Europe et d’apporter un peu de sang neuf au Québec.