Si l’empathie est universelle, le terme est, quant à lui, relativement récent. L’Einfühlung prend son origine en 1873, avec Robert Vischer. Il s’agit d’un lien intrinsèque qui permet l’expérience esthétique de l’oeuvre d’art dans la communion avec elle. Le terme «empathie» a rejoint plus tard le domaine de la philosophie et des sciences de l’âme. Dans La Lumière du monde, Christian Bobin écrit que l’empathie serait «sentir ce que l’autre sent (…) comme si le coeur bondissait de la poitrine pour se loger dans la poitrine de l’autre (…) Sans le coeur, il n’y a pas d’empathie, car avoir du coeur, c’est sortir de soi, mais s’il faut ressentir l’autre jusqu’à le devenir, il faut en même temps maintenir une distance sous peine de sombrer dans la fusion». Plus simplement dit, mettre les chaussures de l’autre sans en prendre les ampoules.
Les sciences de l’homme et de l’esprit ont été la base de l’explication du phénomène, mais les neurosciences, avec la découverte des «neurones-miroirs» en 1990 par le Professeur Rizzolati à Parme, ont permis une approche complémentaire à ce que les philosophes et les théoriciens avaient élaboré. L’observation des actions d’autrui comme, par exemple, le bâillement (un acte communicatif qui touche 75 % de la population) – qui est l’expérience la plus commune et la plus banale de l’empathie – démontre bien le fonctionnement de ces neurones-miroirs. Selon Geoffrey Miller, l’empathie se serait développée pour savoir comment pense un individu et, éventuellement, comment il va réagir, ce qui est un important facteur de survie dans un monde où l’homme est sans cesse en compétition avec ses semblables. L’empathie comme pratique sociale est primordiale, notamment en situation de conversation. Elle permet de saisir le sens et l’intention de l’autre.
La neuroscience
Les recherches en neuroscience cognitive ne cessent de démontrer que les êtres humains sont des créatures sociales et qu’une part de leurs compétences répond à des fonctions cognitives de base, adaptées à la constitution et au maintien des groupes sociaux. Ces recherches distinguent en général deux aspects de la cognition sociale: la capacité à comprendre les intentions des autres (et, dans une certaine mesure, de prédire leurs actions) et la capacité à partager leurs sentiments et leurs émotions. Ces recherches ont démontré que la voix humaine, par exemple, a des propriétés aphrodisiaques et qu’elle constitue un antidépresseur par action directe sur le système du plaisir et de la récompense. Ce système se situe au plus profond de notre cerveau et nous donne l’élan vital, sécrétant de la sérotonine (impliquée dans l’humeur), de la dopamine, précurseur de l’adrénaline, (impliquée dans le désir et la motricité) et de la morphine endogène (qui détend et calme les douleurs.)
Les neurones-miroirs fonctionnent depuis notre plus tendre enfance. Ils nous montrent comment parler en reproduisant les mouvements des adultes et ils nous aident à assimiler les gestes. Combinés aux circuits de l’empathie qui rejoignent ceux du plaisir et de la récompense, ils nous permettent d’entrer dans le corps de l’autre en une sorte d’identification affective. Il en est de même avec les arts visuels qui, après avoir excités les zones postérieures du cerveau, siège de la vision, sont reconnus avant d’être incorporés par nos neurones-miroirs qui miment les gestes entrevus et leur attribuent un sens. Lorsqu’il s’agit d’art abstrait, c’est le mouvement qui a donné naissance à l’oeuvre qui est reproduite en écho. Pour Vassily Kandinsky, «la forme proprement dite, même si elle est parfaitement abstraite ou ressemble à une forme géométrique a sa propre résonance intérieure». En traitant les couleurs, l’artiste affirmait produire une émotion ou une vibration de l’âme, qui «serait une sorte d’écho ou de résonance, comme cela se produit avec les instruments de musique». C’est le cas des vibrations des zones colorées, les color fields, de Mark Rothko qui organisent un champ de contemplation ou encore du monochrome bleu d’Yves Klein; l’oeil vibre à l’unisson avec lui. C’est l’absence de limites internes à l’oeuvre qui établirait ici une résonance puisque l’oeuvre est libérée des lignes et des formes. C’est ce que visait Yves Klein avec le rayonnement de la couleur qui permettait d’instaurer un champ ou un espace et un sujet qui n’était qu’une zone d’échange d’énergie. Comme chez Vassily Kandinsky, il ne s’agissait plus de perception d’un objet, mais d’une expérience esthétique, d’une expérience empathique.
David Freedberg et Vittorio Gallese ont affirmé que notre expérience esthétique des oeuvres d’art visuelles reposait en grande partie sur un phénomène empathique, c’est-à-dire un mécanisme de «résonance motrice», nous permettant non seulement de réagir émotionnellement aux contenus des oeuvres, mais aussi, dans un certain cas, de saisir, par un processus de rétroaction, les intentions derrière l’exécution de celle-ci.
Les fameux neurones-miroirs offrent donc une base neurale à un mécanisme de transfert; l’information visuelle fournie par l’observation d’une action d’une personne déclenche une simulation motrice des mouvements impliqués dans cette action et révèlent les intentions de son auteur. Un tel mécanisme de simulation sert de base à la compréhension d’une oeuvre et de son créateur, soit par la représentation de des actions, des intentions et/ou des émotions de l’artiste.
L’empathie peut-elle changer le monde ?
A la question posée, si nous partons du principe que «faire l’expérience de l’autre» permet d’obtenir un regard autre que le nôtre, l’empathie pourrait effectivement changer le monde. En se mettant à la place de l’autre, des liens se créent. Si «sortir de soi» et «aller vers l’autre» témoignent déjà d’une bonne santé psychique, c’est aussi une conduite altruiste si on agit, par la suite, en faveur d’autrui. Si l’empathie est assimilée à la bonté, elle n’a plus un rôle individuel, mais bien collectif.
Si la société est autre chose qu’un ensemble d’individus traités comme des entités distinctes et séparées, alors communauté et individus sont liés entre eux selon une relation d’intériorité phénoménologique réciproque qui rend vide de sens l’idée d’une quelconque opposition entre eux.
L’empathie peut donc tisser des ponts entre des personnes géographiquement, socialement et culturellement éloignées. C’était d’ailleurs le sentiment de Robert Vischer qui disait que «l’homme n’accède à une véritable vie sentimentale qu’au contact de son prochain». Toujours selon Vischer, seul l’amour envers l’espèce humaine permet d’accomplir véritablement un transfert empathique vers l’autre. C’est aussi la capacité de chaque individu qui fonde son lien à l’autre qui rend possible l’existence du phénomène empathique dans l’art. Une personne peut voir sa vie bouleversée devant une toile de maître; l’individu peut se faire le contemporain d’un événement qui s’est passé plusieurs siècles avant son époque.
L’oeuvre artistique ou l’oeuvre d’art, née d’un geste de la main, d’une observation, d’une forme de plénitude ressentie par l’artiste au moment de la création, est partagée à travers sa forme physique avec le spectateur. Il ne s’agit pas de retranscrire par imitation (mimesis) la nature telle que vue (ou tout autre sujet tel que vu) par l’artiste, mais d’en éprouver une intensité telle que la création devient dans ce cas communicative.
L’oeuvre, qu’elle soit musicale, picturale ou littéraire, possède un incroyable pouvoir sur l’homme: elle réjouit son cerveau.
Dans le cas de l’oeuvre artistique, elle prend possession de son spectateur en s’incarnant en lui. Véritable simulateur d’émotion, elle l’entraîne dans des territoires inexplorés, l’aide à se connaître et à mieux comprendre le monde qui l’entoure et les gens qui en font partie. Écouter de la musique, admirer une oeuvre d’art ou lire un livre aboutissent au même résultat: notre cerveau se comporte comme si ces arts s’y étaient incrustés, ce qui va dans le sens des philosophes Maurice Merleau-Ponty et Robert Vischer.
L’empathie, un moteur de création ?
L’artiste qui s’identifie à la vie va la reproduire telle qu’elle se révèle en lui-même, corps, cœur et âme. L’imagination créatrice devient un pouvoir de rendre réel n’importe quel sentiment humain. L’art manifeste donc l’épreuve que nous, spectateurs, faisons de la vie. Ce pouvoir unique se vit dans notre corps. L’art est un langage autonome où la forme physique achevée est d’abord passée par l’expérience de l’artiste. C’est un langage qui dévoile l’affect de l’artiste qui fait écho à l’individu sensible – le spectateur – qui va le recevoir en lui. Il faut donc concevoir l’art comme un langage, quelque chose de vibrant qui donne à voir, à sentir, à vivre. Dans ce contexte de création, c’est la pensée qui devient matière.
Nous ne percevons par les sens que l’apparence des choses. Ce qu’elles sont en elles-mêmes, leur intimité nous échappe, sauf par l’empathie qui nous permet d’entrer en résonance avec elles. Il ne s’agit pas d’un simple phénomène en miroir, mais d’une véritable modification de nos circuits neuronaux par les oeuvres pouvant aboutir à un tout: l’artiste, l’oeuvre, le spectateur et les liens tissés entre eux. Ces liens sont bien plus que la somme des éléments mis en présence les uns avec les autres. Un effet thérapeutique est même possible, parfois spectaculaire, telle une véritable renaissance qu’Aristote avant Freud appelait catharsis. Il s’agit d’un art de la mémoire poussé à l’extrême puisque l’artiste, par son oeuvre, vit à nouveau dans l’esprit du spectateur qui assumera sa quête d’éternité en l’incorporant en lui, comme si la beauté de l’oeuvre ou son éphémère sensation de plaisir à la regarder, cherchaient à s’éterniser dans la matière. L’image de l’œuvre se sculpte dès lors comme un écho.
Il a été démontré que l’art stimule nos émotions intimes et profondes. L’art crée un lieu de partage et nous aide à mieux nous connaître. L’art a la vocation d’être vécu ensemble, d’être partagé, d’encourager l’échange. Le fait de pouvoir comparer nos ressentis avec ceux des autres nous permet de mieux identifier notre caractère individuel, unique. Nous affirmons aussi notre personnalité à travers les émotions originales que nous éprouvons. Nous aiguisons notre capacité de jugement. Cela nous donne l’occasion de trouver nos âmes complices. L’art renforce notre sentiment d’appartenance à une culture, à une communauté, à une fraternité. L’art participe à notre équilibre intérieur. Freud envisageait l’art, quant à lui, comme un exutoire. Pour l’artiste, l’art est un refuge, un univers intérieur qu’il s’est fabriqué. Pour le spectateur, l’art représente une délivrance qui lui permet de s’évader du réel, afin de goûter aux rêves de l’artiste et d’interpréter les oeuvres à sa manière. Il y a une transposition de notre réalité dans celle de l’art qui permet l’évasion. L’art développe véritablement notre empathie; notre rapport à l’oeuvre se confond avec notre rapport à l’autre. Cette expérience esthétique nourrit notre mémoire et notre notion de l’empathie. L’art permet d’explorer notre cerveau. Elle permet de circuler au coeur de lui-même, de créer de nouvelles associations émotionnelles et cognitives, d’activer des états autrement plus difficiles d’accès. Le neurologue Pierre Lemarquis faisait remarquer que «le cerveau attentif augmentait la luminosité, le contraste, les couleurs pour profiter plus intensément de l’oeuvre qui le séduit». Grâce à l’imagerie par résonance magnétique, des chercheurs ont pu identifier des aspects du développement cérébral chez l’enfant qui avait une pratique régulière de l’art. L’art fait du bien !
Martin Heidegger voyait dans l’oeuvre d’art une présence donnée. Pour Hans-Georg Gadamer, l’art était la mise en œuvre de la vérité.
C’est parce que l’empathie consiste en un transfert de l’artiste au spectateur par le biais de son oeuvre que l’art est d’autant plus important à la société actuelle. Voir à travers les yeux d’un artiste peut changer notre vision terre à terre – parfois défaitiste – de la vie. C’est en cela que l’empathie peut changer le monde.
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Images utilisées avec le consentement de l’artiste
LO – www.artzoom.org/lo